Bibliothèques et collections de dessins d’architecture. Modèles français pour un architecture moderne suédoise.


Bibliothèques et collections de dessins d’architecture. Modèles français pour un architecture moderne suédoise.

Ces dessins [collection Audran] “… me sont extrêmement nécessaires, et surtout dans une pais comme la nostre, où on ne peut pas trover des choses d’une de si grande utilité, ni pour de l’argent et encore moins en exécution”.
                                               Extrait d’une lettre écrite par C.J. Cronstedt à son père en janvier 1735.

Depuis début du XVIIe siècle avec le projet de modernisation de Paris commencé par Henri IV, la capitale française forme un ”laboratoire” d’architecture urbaine pour toute l’Europe. Dès la seconde moitié du XVIIe siècle des architectes et des artistes suédois y sont attirés pour réunir des modèles et recruter des artistes. Ainsi plusieurs générations de surintendants séjournent et sont formées dans la capitale française, ils en profitent pour constituer des collections importantes de dessins, de gravures et de livres, qui comptent aujourd’hui parmi les plus importantes du monde. Il s’agit surtout des fameuses collections de dessins conservées au Nationalmuseum à Stockholm (Tessin-Harleman Collection et Cronstedt Collection), mentionnées dans quasiment toutes les études concernant l’architecture françaises des XVIIe et XVIIIe siècles. Moins connus sont les livres français d’architecture que renferment des bibliothèques publiques et privées suédoises. C'est-à-dire une mine d’informations aussi bien pour l’histoire de l’architecture française que l’architecture suédoise, voire européenne.
Des chercheurs en histoire de l’art, européens et américains, s’intéressent depuis l’après guerre aux dessins d’architecture dans les collections de Nationalmuseum à Stockholm. Plusieurs projets ont été proposés mais pas toujours achevés, suite à des idées parfois trop ambitieuses, mais aussi du aux problèmes de collaboration entre plusieurs pays (langues, méthodes, droits, etc.). Depuis les années 1990, le ”projet Tessin” a néanmoins produit plusieurs publications, un colloque (2002) ainsi qu’une exposition, ce qui aide à une meilleure compréhension et diffusion de la collection Tessin. Des projets semblables pour les collections Harleman et Cronstedt sont toutefois nécessaires. La digitalisation de l’ensemble de ces dessins, un travail fastidieux qui a commencé en 2010 (sous la direction de Martin Olin), facilitera l’accès à ces collections. Cette documentation ne peut cependant parfaitement être appréhendée sans être mise dans son contexte initial. Il s’agit d’une base de données de modèles iconographiques, surtout français mais également italiens, réunis pour la conception d’une architecture moderne adaptée au climat, à la culture et aux traditions de la Suède – caractérisée depuis le milieu du XVIIIe siècle par son raffinement simple et son confort. Le choix de ces modèles dessinés ne peut donc pas être compris sans une étude d’archives (lettres, mémoires et compte rendus divers) et de modèles imprimés, écrits ou illustrés, car le questionnement pourquoi et comment est primordial. Pourquoi ces modèles ont-ils été choisis et dans quel but ? Comment ces modèles ont-ils pu être acquis, dans quel contexte et par qui ? Certes nous savons que les collections sont le fruit d’environ 50 ans de recherches systématiques en France et Italie de documents, en compétition avec d’autres nations européens, surtout la Russie, dans le cadre d’un projet national d’autonomie « artistique » et de façonnage d’un style. C’est dans ce contexte que par exemple une partie importante des successions de Le Notre et de Bullet ainsi que des documents qui semblent provenir de celle d’Antoine Desgodets arrivèrent en Suède. Nous savons également que le jeune comte C.J. Cronstedt eut la priorité et même un temps de réflexion pour l’achat de la succession de Claude III Audran, qu’il acheta une partie de la succession d’un héritier de Watteau (probablement l’archidiacre Haranger) et vraisemblablement une partie de celle de Jean-François Félibien. Lors de ses études à Paris Carl Harleman logea chez Claude Desgots, amena une lettre de recommandation pour Robert de Cotte, étudia pour Bullet de Chamblin, suivit probablement des cours de Desgodets à l’académie royale d’architecture; où il a pu rencontrer Ange Jacques Gabriel et Jean Michel Chevotet. Un réseau qui fut d’une grande utilité lors de son deuxième séjour dans la ville, au printemps 1732, pendant lequel il installa son élève préféré et futur successeur Carl Johan Cronstedt au Luxembourg chez Audran et Chevotet, pour que celui-ci poursuive sa formation, mais surtout avec la mission de réunir des modèles contemporains. C’est après ce voyage, bref, qu’Harleman élabora les préceptes du style et du logement moderne suédois à la fois rationnel et élégant, simple et modulable, adaptable à des constructions très diverses mêlant les traditions constructives suédoises du XVIIe siècle (karolinsk) au style rococo français. Et qu’il devint l’architecte suédois qui a le plus marqué son temps et influencé les générations suivantes, ceci au sein de l’administration de la surintendance des bâtiments du roi de Suède. Une institution ayant pour mission de contrôler la construction privée et publique, dans les villes et dans les campagnes, avec un double but : d’une part la volonté de moderniser l’aspect des constructions dans ce pays vaste et peu urbanisé, d’autre part la poursuite de la lutte contre les constructions en bois qui commença au 17e siècle afin de limiter les incendies, lutte renforcée au 18e siècle par la nécessité de ralentir la déforestation. L’administration œuvrait ainsi pour un contrôle généralisé par la mise en place de règles de construction et la conception de modèles en pierre. Ce développement est un fait qui a été constaté dans de nombreuses études. Ainsi nous savons par exemple que le château de Stockholm, œuvre de Nicodemus Tessin le jeune, est une composite du style italien de Le Bernin et du style français d'Hardouin-Mansart, mais également que l’Architecture Moderne de Tiercelet et l’œuvre publiée de Briseux comme de Blondel ont joué un rôle central d’inspiration pour Harleman. Par contre nous ne connaissons toujours pas l’histoire de la constitution de ces collections, c'est-à-dire l’histoire des collections dans ces collections, provenant de grands noms d’architectes français et italiens – et parfois même issus d’institutions d’Etat. Ces lacunes sont du à l’ampleur et aux difficultés d’appréhender une telle étude.
Une documentation exceptionnelle, la bibliothèque du surintendant Carl Johan Cronstedt (1709-1777) rend aujourd’hui un tel projet possible. L’étude de cette bibliothèque d’architecture qui renferme un millier de volumes de livres d’architecture des XVe au XVIIIe siècles ainsi que des documents d’archives, permettra avec certitude d’identifier un certain nombre de dessins français dans les collections de Nationalmuseum ainsi que la provenance de ceux-ci. Grâce à des documents d’archives l’étude apportera également des informations essentielles sur la culture de l’architecte européen moderne au milieu du XVIIIe siècle ainsi que sur la constitution d’une collection et d’une bibliothèque d’architecture. Et par là, elle contribuera à l’écriture de l’histoire de bibliothèques et de collections d’architectes français, surtout du XVIIe et le début du XVIIIe siècles, desquelles nous avons actuellement une connaissance partielle à travers des inventaires après décès et plus rarement des catalogues (C. Mignot, O. Medvedkova). En effet l’étude des bibliothèques et de collections d’architectes modernes reste souvent virtuelle car quand elles existent encore elles ont souvent été intégrées (et donc mélangées) dans des collections publiques. 

Projet de recherche:
Conçu dans l’esprit des recherches récentes sur la définition de l’architecte, la culture architecturale et l’enseignement d’architecture (par exemple celles d’O. Medvedkova, de C. Mignot et de P. Pinon) le résultat ce projet de recherche et de publication constituera un nouvel outil de recherche en histoire de l’architecture.

Resté dans l’ombre de personnages suédois plus spectaculaires, tels les Tessins, Carl Hårleman et Carl Gustav Tessin, mais contemporain avec Linné et Celsius, Carl Johan Cronstedt compte parmi les hommes des lumières suédois. Sa collection, sa bibliothèque et son œuvre n’ont à ce jour que partiellement été étudiés. Toutefois en tant que intendant (1733-53), surintendant (1753-67), directeur de l’académie des Beaux-Arts (1753-1767) et membre de l’académie des sciences (1739-77) il participa activement aux débats suédois concernant l’architecture et l’ingénierie. Aujourd’hui son nom est mondialement connu par sa collection de dessins d’architecture au Nationalmuseum et en Scandinavie comme inventeur du poêle suédois. Moins connue est sa bibliothèque d’architecture encore conservée dans le manoir familial qui renferme une collection impressionnante de livres et de documents divers concernant l’architecture ; surtout français, mais également italiens, anglais, allemands, hollandais et suédois.
Lors d’un premier projet de recherche j’ai étudié l’unique séjour de Cronstedt à Paris (1732-35) et mis au jour des documents inédits apportant une meilleure compréhension de cette bibliothèque et des collections de dessins d’architecture au Nationalmuseum à Stockholm. La plus connue, la collection Tessin-Harleman (THC), fut réunie par plusieurs générations de surintendants mais surtout des trois Tessins et de Carl Harleman –  devint tôt une collection d’Etat conservé dans les bureaux de la surintendance. La moins connue, la collection Cronstedt, fut réunie par l’homme dont elle porte le nom et restait la propriété privée de sa famille jusqu’à la fin des années 1930. Les deux collections sont liées, voire parfois même mélangées, car constituées dans un but patriotique de servir à la formation d’architectes suédois et à l’élaboration du style suédois. Des monuments phares du grand siècle français y sont présents, dont certains ont été étudiés dans de nombreux travaux. Par contre il reste difficile d’appréhender la masse de dessins de l’architecture privée parisienne. Lors de mes recherches j’ai mis au jour une liste de 68 adresses écrite par Cronstedt, probablement dans ses recherches de modèles pour Harleman, qui aidera certainement à l’identification de dessins provenant de ce voyage à Paris au début des années 1730. 

Catalogue raisonné de la bibliothèque de Carl Johan Cronstedt à Fullerö accompagné d’une analyse des ouvrages.
Chaque ouvrage sera photographié et fera l’objet d’une notice bibliographique respectant le modèle adopté par l’INHA dans le cadre du catalogage des traités d’architecture de la bibliothèque Doucet (auquel je participe déjà, pour les ouvrages sur l’architecture domestique). Celle-ci sera accompagnée d’une fiche détaillée sur la provenance, les annotations et les pages écornées, pour nourrir l’analyse de l’utilisation du livre. Ce catalogage sera facilité et enrichi par l’existence de plusieurs catalogues, ainsi que des listes de ventes et de recherches de livres écrits par Cronstedt. Le catalogue raisonné sera comparé avec des catalogues de bibliothèques ayant appartenu à des contemporains européens, par exemple les suédois Carl Gustav Tessin et Carl Harleman, les français Pierre-Adrien Pâris et Pierre-Noël Rousset, l’anglais John Soane et en Russie, Charles Cameron mais aussi Pierre le Grand.
Deux manuscrits inédits écrits en suédois et en français, « notes techniques de la construction par C.J. Cronstedt » et  « Mémoires sur l’architecture », résument les lectures de Cronstedt d’une manière très précieuse grâce à une annotation systématique. Dans ces textes il fait également part de ses propres expériences sur le terrain, pratiques ou archéologiques. Ces documents permettent, avec des feuilles de notes éparses, d’appréhender une analyse poussée de l’utilisation de la bibliothèque et de la culture d’un architecte au siècle des Lumières. 

Identification et étude critique de dessins de bâtiments privés français dans les collections Cronstedt et Tessin Harleman à Nationalmuseum, Stockholm, Suède.
La seconde phase du projet sera l’identification à partir d’une liste de 68 adresses écrite par C.J. Cronstedt dans les années 1730 et des cahiers d’esquisses avec dessins de bâtiments privés parisiens. Ce travail sera facilité par le projet, déjà mentionné, de digitalisation des collections de dessins à Nationalmuseum. Chaque dessin identifié fera l’objet d’un fiche descriptive et analytique, qui constitueront un second chapitre du catalogue raisonné. Les dessins identifiés seront ensuite comparés avec les modèles diffusés, imprimés ou construites, en Suède afin d’analyser et d’établir des semblances et des dissemblances. Ceci afin d’essayer d’identifier des éléments maintenus français et des éléments devenus suédois – pour dans la mesure du possible retracer « une traduction architecturale » et trouver les raisons (climatiques, culturelle, traditionnelle) derrière celles-ci.

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A video by one of my wonderful students, dancing through Paris!

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